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lycée banlieue culture
13 juin 2010

Le 1er Coran était oral (Abdelmajid Charfi)

Au début le Coran était oral

 

Abdelmajid Charfi, L’islam entre le message et l’histoire,

page 54 et suivantes.


[…] Peut-être convient-il, pour commencer, d'insister sur le caractère oral du discours prophétique. En effet, à la différence des contemporains du Prophète qui ont été ses Compagnons pour un temps plus ou moins long, qui l'ont écouté et vu, nous avons perdu, à l'instar des générations de musulmans depuis l'époque des « Suivants », la connaissance des caractéristiques de ce discours : les conditions précises qui l'entourent, le ou les personnages concernés, les objectifs visés ou indiqués, et toutes les autres données propres à chaque verset, chaque groupe de versets ou chaque sourate. Il est vrai que, dans les « sciences du Coran », il y a un traité des « circonstances de la révélation », mais les Compagnons, qui avaient vécu ces événements, ne les ont pas commémorés. Ce sont les générations suivantes qui ont cherché à les connaître, et ces événements n'ont été codifiés, et en partie seulement, qu'à une époque tardive, au bout de deux ou trois générations au minimum. Il est donc naturel qu'on y trouve beaucoup d'invention et de confusion.

 

Nous avons aussi perdu l'intonation utilisée, qui marquait le contentement ou la colère, l'exhortation, l'avertissement, la réprimande... autant de nuances que les mots seuls ne peuvent exprimer. Qu'il suffise de penser, par exemple, aux différentes intonations que peut prendre une formule aussi familière que « Bonjour ! ». Elles peuvent indiquer que la personne qui la prononce s'acquitte d'un devoir dicté par les conventions sociales, sans plus ; ou bien qu'elle est heureuse de rencontrer la personne qu'elle salue ; ou bien qu'elle est agacée par son retard, son absence, sa négligence, etc. Ce qui accompagne l'énoncé des paroles : expression du visage, élévation ou gravité de la voix, ou tout autre moyen qu'on utilise pour traduire un sentiment quelconque, tout cela a une importance capitale pour saisir le discours dans son contexte réel. Or le discours mis par écrit n'y parvient pas ; il est, comme tous les textes écrits, les textes sacrés fondateurs notamment, susceptible de donner lieu à des interprétations variées et parfois contradictoires, dues à la différence de vision, à la multiplicité des intérêts, à l'influence des caractères et des mentalités. Finalement, il s'instaure une orthodoxie définie, ou bien des orthodoxies concurrentes qui entrent en compétition pour monopoliser l'interprétation authentique.

 

Le terme « Coran » ne peut véritablement s'appliquer qu'au message oral que l'Envoyé a adressé à ses contemporains. Pour ce qui a été rassemblé après sa mort dans un ordre donné, ce qui a été placé « entre deux couvertures », on sait que les Compagnons eux-mêmes n'ont pas été d'accord, au début, sur le bien-fondé de cette compilation que le Prophète n'avait ni entreprise ni exigée. Abû Bakr, par exemple, s'opposa à l'avis exprimé par 'Umar b. al-Khattâb à ce sujet, avant que «Dieu lui eût ouvert le coeur » à l'initiative de son conseiller. On hésita même sur le nom qu'on donnerait au recueil, pour s'arrêter finalement au terme mushaf à l'exemple, disent les traditions, de ce que certains d'entre eux avaient vu en Ethiopie44. Ensuite, par une décision politique intervenue sous le calife 'Uthmân, on unifia le texte reçu : on constitua un recueil unique et les recueils non officiels furent brûlés, de peur que les musulmans ne fussent en désaccord au sujet de leur Livre. L'exemple des juifs, et surtout des chrétiens, qui entraient constamment en désaccord au sujet de la place de tel ou tel livre dans le Canon biblique, matérialisait cette crainte. L'Eglise éthiopienne notamment, qui était connue des premiers musulmans, est la seule à considérer comme canoniques le Livre d'Hénoch et les Jubilés46. Au temps du calife Marwân b. al-Hakam, on brûla le « mushaf de Hafsa », l'épouse du Prophète, après sa mort. L'historien ne peut que regretter la disparition définitive de ces documents fondamentaux ; il ne lui reste plus qu'à décider que l'unicité du mushaf eut aussi des conséquences positives indéniables : sans cette initiative, les musulmans auraient peut-être tardé à s'accorder sur un Livre unique […].

 

Ce qui est garanti, c'est l'Appel (da’wa) avec tout ce qu'il comporte : annonce, avertissement, orientation et guidance ; et non pas les mots et les expressions dans lesquels a été coulé cet appel, qui ont été rassemblés dans un contexte déterminé et qui appartiennent à un peuple déterminé. Ils ont leur morphologie, leur syntaxe et leurs règles, ne différant pas, à ce niveau, de quelque autre langue que ce soit. Le Prophète lui-même n'a pas interdit à ses Compagnons de réciter les versets qu'ils avaient mémorisés sous diverses formes ; pour lui, toutes étaient valables. A l'inverse, tel ou tel Compagnon restait fermement attaché à la manière dont il avait entendu le Prophète les prononcer, intransigeant sur l'uniformité de la récitation, car il voyait dans la multiplicité une déformation de la Parole de Dieu47. […]

 

44. Voir Nasr Hâmid Abû Zayd, Mafhûm al-nass, p. 108-115.

45. Voir par ex. al-Suyûtî, al-lqtân, chap. 18 : « Collecte et classement du Coran ». Mohamed Talbi, dans une leçon qu'il a donnée le 15 mai 2000, à la faculté de lettres de Manouba, dans le cadre de la chaire de l'UNESCO pour les religions comparées, a exprimé l'opinion que le Coran n'avait pas été transcrit sur les supports primitifs que mentionnent les traditions dont nous disposons. Il aurait été écrit sur parchemin, comme l'indiquent les versets suivants : « Par le Mont ! par le livre tracé sur un parchemin déployé ! » (Cor. 52,1-3). Or, toute cette sourate al-Tûr est mecquoise ; elle ne peut donc pas désigner le Coran dans sa totalité et, d'autre part, le livre dont il est question n’a pas un sens matériel comme nous le verrons plus loin.

46. Dans son ouvrage al-Masâhif, Ibn Abî Dâwûd rapporte que le calife 'Uthmân, quand on lui demanda son avis sur le mushaf, répondit : « il contient des fautes de grammaire, que les Arabes rectifieront en le prononçant » (éd. du Caire, 1937, p. 32). II rapporte également la question de 'Ali à ceux qui attaquèrent 'Uthmân : « Que lui reprochiez-vous ? Ils répondirent : Nous lui reprochions d'avoir détruit le Livre de Dieu Très Haut... » (p. 36). Al-Tabari, de son côté, note que ces révoltés « dirent : Le Coran existait en plusieurs versions, et tu n'en as conservé qu'une » (al-Târîkh (Les Annales], éd. du Caire, 1970, IV, p. 347). Nul doute que l'initiative de 'Uthmàn est hautement symbolique ; c'est elle qui a déclenché l'opposition contre lui, bien plus que son népotisme ou que tout autre motif retenu par la mémoire collective.

48. Voir à ce sujet le Sahih de Bukhâri, livre Des mérites du Coran, chap. « Le Coran a été révélé avec sept variantes de lectures », où il est dit que le Prophète autorisa les lectures que faisaient 'Umar b. al-Khattâb et Hichâm b. Hakîm. Bien plus, cette autorisation fut la raison pour laquelle 'Abdallah b. Sa'd b. Abî Sarh, l'un de ceux qui transcrivaient la révélation, commença à douter de la prophétie et apostasia. Cf par ex. Ibn al-Athir, Usd al-ghâba, Le Caire, 1970, III/259; al-Balâdhurî, Futûh al-buldân, Le Caire, 1932, p. 459. On rapporte aussi que 'Abdallah b. Mas'ûd récita devant quelqu'un : « L'arbre Zaqqûm est la nourriture du criminel. – La nourriture de l'orphelin ». répliqua l'auditeur. Mais 'Abdallah maintint sa version. « Pourrais-me dire : La nourriture du débauché ? demanda l'auditeur. – Oui. – Alors fais-le » (AI-Suyûtî, al-Iqtân, chap. 16). Au sujet de la souplesse qui caractérise le discours religieux oral par rapport à l'écrit, voir Jack Goody, La logique de l'écriture, Paris, Armand Colin, 1986, p. 21.

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