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21 janvier 2013

Sur une stratégie de l'émancipation, Terray

Sur une stratégie de l'émancipation,

Eléments de réflexion sur une stratégie de l'émancipation

par Emmanuel Terray

27/04/2009
par Emmanuel Terray sur http://www.france.attac.org/

http://alainindependant.canalblog.com/archives/2009/04/28/13549447.html


 

  Je voudrais prendre pour point de départ de mon exposé le texte publié en janvier 2009 par Gustave Massiah sous le titre : « les dangers et les opportunités de la crise globale ». En effet, j’accepte la plus part des propositions qui s’y trouvent énoncées : l’analyse de la crise et de ses trois composantes, crise économique, crise écologique et crise géopolitique ; l’inventaire des dangers engendrés par la crise, et celui des occasions qu’elle fait apparaître ; la description du mouvement altermondialiste et des quatre axes selon lesquels il se déploie : décolonisation, écologie, luttes sociales, combat pour les libertés. Sur ces bases je souhaiterais prolonger la réflexion dans deux directions. D’une part, il me semble nécessaire d’être un peu plus précis dans la définition de nos objectifs ; par ailleurs et surtout, j’aimerai poser la question des alliances, largement laissée de côté par Gustave Massiah.

Un dépassement du capitalisme

A deux reprises dans son texte (pages 6 et 12), Gustave Massiah évoque la perspective d’un dépassement du capitalisme. Mais il reste très discret sur les formes et les contenus de ce dépassement, et en un sens, on ne peut qu’approuver cette discrétion : l’expérience passée du mouvement ouvrier nous a appris à quel point étaient inutiles et nocifs ces programmes détaillés, dont la réalisation est renvoyée à un avenir sur lequel nous avons aucune prise, et qui, en attendant, barrent l’horizon, enchaînent l’imagination et nous rendent insensibles aux imprévus et aux occasions neuves apportés par le cours du temps. Laissons à ceux qui bâtiront la nouvelle cité le soin de la concevoir et de la dessiner ; notre tâche à nous est de lui faire place nette.

Cependant, pour prévenir les confusions, il peut être utile de préciser la frontière qui sépare le dépassement du capitalisme de sa simple refondation. A cette fin, je partirai des analyses de Karl Polanyi dans « La grande transformation » [1].

Pour Polanyi, on le sait, dans toutes les sociétés humaines jusqu’au XVIème siècle, l’activité économique était une activité « encastrée » (embedded) dans la société ; en d’autres termes, il n’était pas possible d’y repérer un secteur économique séparé et indépendant. Certes les individus et les groupes produisaient, échangeaient, consommaient, mais ces activités étaient gouvernées par des normes et des valeurs extérieures à la sphère économique. Tout d’abord la production était régie par les besoins ; le travail avait pour fin la production de valeurs d’usage ; par ailleurs, les communautés visaient en règle générale la reproduction simple ; dans certaines circonstances historiques, la reproduction élargie pouvait intervenir, pour faire face à telle ou telle conjoncture, mais elle gardait un caractère exceptionnel et n’était pas inscrite dans les structures mêmes du système social. Surtout ce sont des valeurs et des normes morales, religieuses, culturelles qui orientaient la production, déterminaient la division du travail, modulaient le rythme et l’intensité des efforts. Des échanges pouvaient prendre place, mais ils étaient confinés à la périphérie des communautés et ne portaient guère que sur des excédents, en particulier des biens de luxe et de prestige. Enfin, certaines communautés connaissaient en leur sein des rapports de domination et d’extorsion, mais ceux-ci étaient fondés exclusivement sur la dépendance personnelle, établie et maintenue par la force.

Il faut rappeler que le genre humain a vécu dans ce genre d’organisation sociale pendant des millénaires. La « grande transformation » telle qu’elle s’accomplit à partir du XVI siècle, c’est précisément la fin de cet « encastrement » (embeddedness) de l’ économique dans le social. L’activité économique s’affranchit de sa tutelle sociale, et prend son essor comme une sphère désormais autonome ; à partir de ce moment, elle n’obéit plus qu’à des critères et à des normes économiques : coûts, profit, rendement etc. cet affranchissement, poursuit Polanyi, se traduit par l’avènement de l’économie de marché, c’est-à-dire d’une économie où le marché n’est soumis qu’à sa propre régulation. A l’origine, on l’a vu, ne surgit qu’un secteur marchant périphérique, limité aux interstices des communautés ; puis le marché s’infiltre à l’intérieur même des communautés et s’empare d’une fraction croissante de leurs activités. Le processus s’achève lorsque le marché conquiert les deux facteurs décisifs de la production : la terre et le travail. Lorsque la terre devient propriété personnelle aliénable, lorsque la force de travail devient une marchandise, alors le triomphe du marché est complet, et l’économie de marché se transforme du même coup en économie capitaliste.

On peut, me semble-t-il, tirer de ces analyses l’hypothèse d’une sorte de seuil : si le capitalisme commence lorsque la terre et le travail deviennent des marchandises, on peut supposer a contrario que le capitalisme sera dépassé lorsque la terre et le travail seront de nouveau soustraits à la domination du marché. Bien entendu, il ne s’agit en rien d’inviter à un retour en arrière : l’évolution technique et sociale qui s’est produite depuis quatre siècles imposera l’invention de modalités d’appropriation du sol entièrement nouvelles, et les expériences conduites sur ce point dans les pays de l’ancien bloc soviétique nous donnent de précieuses indications sur ce qu’il ne faudra pas faire. Mais il faudra en finir d’une certaine façon avec l’aliénabilité de la terre, et soumettre sa répartition et son usage à des normes réfléchies et adoptées collectivement. Il en va de même en ce qui concerne le travail : le capitalisme prendra fin quand l’allocation, l’intensité, la rémunération du travail ne seront plus assujetties à la loi du profit maximum ; aux collectivités d’imaginer et d’expérimenter de nouveaux modes d’organisation du travail.

La question des alliances

Je voudrais m’attarder un peu plus sur la question des alliances. Je me servirai pour la poser de la bonne vielle méthode maoïste : pour chaque période historique, identifier l’adversaire principal, puis s’efforcer d’unir toutes les forces susceptibles de se dresser d’une manière ou d’une autre contre l’ennemi commun.

Identifier l’adversaire principal : j’accepte sur ce point les thèses de Michael Hardt et d’Antonio Negri [2] : aujourd’hui le monde est gouverné par un conglomérat hétéroclite de dirigeants politiques, économiques et médiatiques. Figurent parmi eux les gouvernants de l’immense majorité des Etats, les responsables des grandes institutions internationales, les détenteurs du pouvoir économique et financier, en particulier les états-majors des grandes firmes multinationales, mais aussi – last but not least – les chefs des grandes mafias – officielles ou officieuses – qui se partagent la planète. C’est à cet ensemble disparate que Hardt et Negri ont donné le nom d’ « empire ».

Il faut bien entendu s’interroger sur la cohésion de l’empire : à première vue, il est traversé par de très nombreuses contradictions et par de multiples conflits ; les uns opposent les Etats les uns aux autres ; d’autres tiennent à la concurrence des multinationales ; parfois un Etat se heurte à une multinationale ; l’autorité des organisations internationales est très largement contestée et battue en brèche ; enfin un affrontement parfois ouvert, parfois larvé, se poursuit entre les Etats et les mafias. Il est donc légitime de s’interroger sur l’unité de l’empire.

Je soutiendrai pour ma part l’opinion suivante : les contradictions et les conflits qui affectent l’empire ne mettent pas en cause son existence. Bien entendu, aucun conflit n’est parfaitement maîtrisable ; tout conflit peut « s’emballer », et du coup échapper aux intensions de ses protagonistes. Il reste qu’aucun des acteurs ne se propose le renversement du système. Certes quelques Etats se trouvent actuellement à l’extérieur de l’empire, qu’il s’agisse des derniers survivants du bloc socialiste, de l’Iran ou des nouveaux régimes de gauche radicale en Amérique Latine. Mais dans les deux premiers cas au moins, le caractère autoritaire de l’Etat interdit de le considérer comme un adversaire effectif de l’empire. En tout état de cause, le poids politique additionné de ces Etats ne leur permet pas de menacer effectivement la stabilité de l’empire.

Quant aux dissensions intérieures de l’empire, elles peuvent certes à l’occasion prendre des formes très aigües ; mais celles-ci ne doivent pas nous abuser : l’enjeu n’est pas la survie de l’empire ; il s’agit toujours de redistribuer en son sein les pouvoirs, les hégémonies, les positions hiérarchiques, les zones d’influence. La compétition vise à équilibrer ou à rééquilibrer les rapports de force entre acteurs, mais on voit bien qu’elle se fixe à elle-même certaines limites : non-ingérence – au moins affichée – dans les affaires intérieures, complicité face aux tentatives de subversion, en particulier lorsqu’elles prennent la forme du terrorisme ; respect des territoires réservés, etc. Mais ce qui s’accomplit au travers de cette compétition, c’est bien la reproduction de l’empire, et la reproduction du système économique et social qui lui a donné naissance : le capitalisme mondialisé.

Contre l’empire et ses assises capitalistes, qui pouvons-nous mobiliser ? Nous, c’est-à- dire le mouvement alter-mondialiste ? A l’extérieur de ce mouvement, existe-t-il des forces qui s’opposent sous un angle ou sous un autre à l’empire, et avec lesquelles nous pourrions essayer de réaliser une convergence des luttes ?

Bien entendu, je ne prétends pas proposer un inventaire exhaustif, et j’évoquerai simplement cinq « partenaires » éventuels, de nature et de statut, on le verra, très variés. Pour plus de clarté, je leur donnerai un nom générique : j’envisagerai donc successivement les keynésiens, les paysans, les religieux, les « identitaires » et les migrants.

Tout d’abord les keynésiens ; ils sont mentionnés à maintes reprises dans le texte de Gustave Massiah. Pour faire bref, il s’agit d’acteurs qui, face à la crise, veulent réformer ou refonder le capitalisme en y introduisant davantage de régulation et en confiant cette régulation à une puissance publique, nationale ou internationale, rétablie dans ses prérogatives. Si les keynésiens l’emportaient, dit Gustave Massiah, notre avenir pourrait à court et à moyen terme, prendre la forme d’un « green new deal ».

Avec les keynésiens, soutient Gustave Massiah, notre rapport doit être celui d’une alliance conflictuelle, sur le modèle maintes fois éprouvé des relations entre gauche radicale et social-démocratie tout au long du XXème siècle. Pour ma part, je souhaiterais distinguer deux catégories de keynésiens. Pour les premiers, le keynésianisme n’est guère plus qu’un ensemble de recettes pour faire face à la crise : soutien de l’activité, plans de relance, etc. Mais ces recettes ne doivent jouer à leurs yeux qu’un rôle temporaire : sitôt la crise passée, on reviendra au statu quo ante, quitte à éliminer quelques symboles trop voyants ou à introduire quelques pratiques trop dangereuses. Pour les seconds, il s’agit de remplacer le capitalisme ultra-liberal par un capitalisme keynésien qui n’est plus tout à fait du capitalisme : dans celui-ci, en effet, les entreprises restent régies par le marché au niveau microéconomique, mais les grandes décisions macro-économiques concernant la monnaie, les investissements, les revenus, sont désormais prises par la puissance publique, étant entendu qu’à notre époque l’action de celle-ci devra s’exercer pour l’essentiel à l’échelle internationale. Avec ces keynésiens-là – seuls fidèles, me semble-t-il, à la pensée et à l’esprit de Keynes – nous pouvons travailler, puisque l’aboutissement de leur projet signifierait un premier dépassement du système capitaliste. Malheureusement, ils sont plutôt rares parmi nos gouvernants, au moins en Europe, puisque la plupart de ceux-ci ne sont que des keynésiens de façade ou d’occasion. On pourrait relever les mêmes ambigüités en ce qui concerne le rôle de l’Etat : il peut être, soit une simple roue de secours, soit une alternative à l’auto-régulation du marché : le simple « retour de l’Etat », tel qu’il est aujourd’hui exalté, peut être tout à fait trompeur.

Les forces

Les keynésiens, quelle que soit leur obédience, font partie de l’empire, et en passant alliance avec eux, nous exploitons les contradictions intérieures au système. Mais à l’extérieur de l’empire, il y a ce que Hardt et Negri appellent « la multitude ». Bien entendu, cette expression vague et confuse a été la cible d’innombrables critiques ; aussi, sans la reprendre à mon compte, je m’intéresserai à quatre « forces » qui entreraient à coup sûr dans la composition de la multitude si celle-ci parvenait un jour à prendre corps.

La première de ces forces est  la paysannerie. Il me paraît nécessaire de rappeler qu’aujourd’hui un habitant de la planète sur deux est encore un paysan. Assurément, cette moyenne dissimulent des disparités considérables ; dans les grands pays industriels, la proportion de paysans ne dépasse pas 5%, mais elle est de 50% en Chine, d’au moins autant en Inde et en Amérique Latine, très largement supérieure en Afrique : des masses aussi considérables ne sauraient être regardées comme résiduelles. Par ailleurs, la paysannerie concentre sur elle la plus grande partie du « malheur du monde » : l’extrême pauvreté – partagée avec les paysans déracinés qui cherchent refuges en ville – conditions sanitaires désastreuses, scolarisation minimale, accès limité à l’eau et à l’énergie, etc.

Face à une telle situation, nous devrions, me semble-t-il, proclamer bien haut que l’urbanisation massive et accélérée n’est pas une fatalité ; que l’entassement dans des mégalopoles surpeuplées et misérables n’est pas un destin inéluctable. Nous savons bien que l’exode rural s’effectue dans l’immense majorité des cas sous la contrainte, et nous n’avons aucune raison de regarder cette contrainte comme un phénomène naturel, analogue aux sécheresses ou aux inondations.

Un de nos objectifs majeurs doit donc être de rendre possible à tous ceux qui le souhaitent la vie à la campagne. Cela passe d’abord, à mon sens, par la fin de l’appropriation privée de la terre, et par l’avènement de diverses formes de propriété collective, assorties d’un droit d’usage individuelle et pérenne. On le sait, la « faim des terres » est une des causes majeure de la misère paysanne ; faute de disposer de la surface nécessaire à sa subsistance, le paysan doit se mettre au service des plus aisés, dans des conditions très défavorables, ou bien il est obliger de s’endetter et tombe entre les griffes des usuriers. Je retrouve ici l’impératif que j’avais évoqué plus haut : la terre doit être soustraite au marché. Au surplus, il faut consentir aux investissements requis pour créer les conditions matérielles d’une vie rurale décente : logement, accès à l’eau et à l’énergie, à l’école et à la santé, etc. Enfin, il faut établir, aussi longtemps que nécessaire, un revenu minimum garanti.

Les enjeux sont ici considérables ; ils sont d’abord d’ordre écologique. Vider la campagne de ses habitants pour les remplacer par des machines, introduire une agriculture et un élevage industrialisés dans un désert humain, cela ne peut produire que des effets désastreux ; ces effets sont d’ailleurs de mieux en mieux connus. Mais les enjeux sont aussi politiques : un paysan qui est maître de sa terre, qui la met lui-même en valeur et qui peut en vivre, est un individu libre et responsable ; il gère lui-même sa vie, et son indépendance fait de lui un très solide rempart contre la tyrannie, ainsi que le démontrent d’innombrables expériences de résistances paysannes à travers l’histoire, des origines à nos jours.

Bref, la vie paysanne n’est pas un vestige du passé dont il faudrait se débarrasser au plus tôt ; elle est une solution alternative qui doit pouvoir être proposée au choix de tous.

Autres alliés éventuels : les religieux, je veux dire les adeptes des diverses religions pratiquées dans le monde contemporain. Assurément, depuis deux siècles, le mouvement progressiste, et en particulier le mouvement ouvrier, ont entretenu avec la religion des rapports difficiles. Les dirigeants et les élites des grandes religions ont été accusés, le plus souvent à bon droit, de complicité avec les pouvoirs en place et avec l’ordre établi ; on leur a reproché de cultiver l’obscurantisme et la résignation. On en a conclu que le progrès social et intellectuel passait par une lutte sans merci contre les croyances religieuses et leur emprise. Au surplus, on a estimé que cette lutte était gagnée d’avance, puisque l’essor des sciences et des techniques entraînait de lui-même la sécularisation des sociétés et le « désenchantement du monde ».

Dès la période considérée, de telles conceptions, sans être inexactes, étaient profondément unilatérales, et elles n’apportaient qu’une image tronquée de la réalité. Aujourd’hui, elles sont au surplus largement dépassées : au vue de l’extraordinaire luxuriance religieuse qui marque notre époque, comment parler encore de désenchantement du monde ?

Il faut donc reprendre l’analyse sur de nouvelles bases, et tout d’abord prendre acte du fait que de très nombreux croyants de toutes obédiences contestent le capitalisme en raison de son caractère immoral ou amoral ; à leurs yeux, sous l’effet du capitalisme, l’économie s’est affranchie de toute règle morale, et c’est ce qui provoque leur indignation.

Leur protestation prend plusieurs formes et vise plusieurs cibles :
Dénonciation de l’esprit de lucre et de profit ; critique de l’individualisme et de l’égoïsme ; condamnation de la concurrence effrénée.
Révolte contre les injustices engendrées par le système : je me rappelle d’avoir enseigné à mes étudiants de Paris VIII, à leur grande surprise, qu’au moins en Afrique subsaharienne et en Amérique Latine, sans parler de l’Europe médiévale, la Bible, l’Evangile et l’Apocalypse avaient inspiré beaucoup plus d’insurrections que le Capital. On en dirait autant des dissidences et des hérésies à l’intérieur de l’islam.
Critique du « matérialisme pratique » caractéristique du capitalisme, c’est-à-dire de l’idéologie selon laquelle les valeurs de la consommation priment sur toute autre valeur.

De façon positive, il est incontestable que, pour les croyants, la religion est créatrice de sens et de lien social. Face à la souffrance et à la mort, elle est source d’espoir. Par ailleurs, dans une société où l’individu est le plus souvent laissé seul en face de lui-même, elle est à l’origine de communautés fortement soudées ; au surplus, elle renforce les appartenances existantes, en particulier la famille. Enfin, elle recommande la compassion et la générosité, et elle donne une puissante impulsion à l’entraide et à la solidarité : pour m’en tenir à un seul exemple, ce sont les tâches accomplies par le FIS ou le Hamas dans le service social qui leur ont valu une grande part de leur prestige et de leur capacité mobilisatrice.

Bien entendu, je n’ignore rien des ambiguïtés qui marquent l’action des religieux, et les dérives dont ils sont capables. Beaucoup d’entre eux sont favorables à un régime politique autoritaire dès lors que celui-ci se déclarerait partisan des valeurs religieuses ; par ailleurs, certaines de ces valeurs sont source d’oppression, notamment à l’égard des femmes. Enfin un prosélytisme par trop énergique et exclusif peut dresser les croyants contre les incroyants et dégénérer en violences et en tyrannies. Sur tous ces points, une extrême vigilance reste nécessaire.

Mais, dans le même temps, nous ne pouvons pas oublier que, dans la plupart des luttes où nous nous sommes engagés ces dernières années – du combat contre la guerre d’Algérie à la défense des sans papiers, nous avons trouvé des croyants à nos cotés. Aujourd’hui même, nous savons la place que tiennent, chacune dans son domaine, des associations comme CCFD, la CIMADE ou le Réseau Chrétiens-Immigrés. Hors de France, il suffira d’évoquer la théologie de la libération et le rôle moteur qui fut le sien dans nombre de luttes sociales en Amérique Latine. Par ailleurs, il est clair que l’islam a été un puissant facteur de mobilisation et de cohésion dans beaucoup de luttes de libération nationale ; en outre, du Maghreb au Proche-Orient et à l’Inde, de nombreux musulmans s’inscrivent dans la tradition d’Al Aghani, de Mohammed Abduh, de Rachid Rida et de Mohammed Iqbal, pour dénoncer l’autoritarisme et la corruption et protester, au nom même de leur foi, contre les injustices.

Quelles conclusions tirer de ces remarques ? Certes, il serait à la fois inutile et inopportun d’entrer dans quelques tractations que ce soit avec les autorités religieuses. En revanche, si nous voulons renforcer les liens qui nous unissent déjà à une partie des croyants, et étendre ces liens à d’autres croyants, alors nous devons changer d’attitude vis-à-vis du fait religieux.

Tout d’abord, nous ne pouvons plus le considérer comme un vestige, comme une survivance vouée à une disparition prochaine. Ensuite, nous devons l’accepter tel qu’il est, et non pas tel que nous voudrions qu’il fût. Par l’exemple, il est absurde de proclamer que la religion est une affaire privée, ne regardant que les individus, alors que de toute évidence la dimension collective est un élément constitutif de la foi et de la pratique dans la quasi-totalité des religions. De même, pourquoi interdire l’espace public aux religions, dès lors qu’elles ne prétendent plus exercer sur lui aucun monopole ?

En second lieu, nous devons nous déprendre de l’attitude de dédain ou de condescendance qui a trop souvent été la nôtre dans le passé vis-à-vis des croyants. Il nous faut accepter que ceux-ci agissent en fonction de leur foi, et ne pas mettre cette motivation entre parenthèses ou faire comme si elle n’existait pas, sous prétexte qu’elle serait d’ordre privé. De même, la liberté d’expression et de critique n’est pas la liberté du mépris et de l’insulte, et, pour ce qui nous concerne, elle devrait s’arrêter sitôt qu’elle risque de blesser nos alliés croyants dans leurs convictions les plus chères. Enfin, nous devrions encourager ceux-ci dans les efforts qu’ils font pour faire évoluer leurs coreligionnaires : de ce point de vue, l’attitude de rejet dont Tariq Ramadan a été victime est à la fois un scandale intellectuel et une faute politique.

Bref, de la célèbre formule de Marx selon laquelle la religion est l’opium du peuple, nous n’avons retenu qu’une seule interprétation : certes l’opium endort ; mais n’oublions pas qu’il apporte aussi le rêve, et une humanité sans rêves serait bien morne troupeau.

Troisième catégorie d’alliés éventuels : ceux que j’ai désignés du nom d’ « identitaires » : j’entends par là toutes les personnes de part le monde qui défendent la diversité sociale, politique et culturelle, face au rouleau compresseur de la mondialisation libérale et à ses effets de nivellement et d’uniformisation.

Là encore la gamme des dérives possibles est extrêmement étendue : nationalisme, chauvinisme, « communautarisme », xénophobie etc. Mais l’attachement à la diversité présente aussi divers aspects positifs, qui pourraient servir de fondements à une éventuelle alliance.

En premier lieu, la défense des particularismes est souvent aussi la défense de communautés qui demeurent « à l’échelle humaine », et où la délibération collective reste possible. Par exemple nous savons tout ce qui nous sépare des souverainistes ; en même temps, il est clair qu’en montant une garde sourcilleuse autour de la souveraineté des Etats-nations, les souverainistes contribuent à maintenir en vie le plus haut niveau d’organisation politique auquel la décision démocratique puisse encore s’exercer : au-delà, nous n’avons plus que le pouvoir incontrôlé des bureaucraties internationales.

En second lieu et surtout, la diversité sociale, politique et culturelle est en soi une excellente chose, et nous, altermondialistes, devrions être ses promoteurs les plus résolus. Il faut tirer ici la conséquence des enseignements de l’anthropologie, nous tourner par exemple vers l’œuvre de Claude Lévi-Strauss : dans Race et histoire [3], celui-ci démontre que tous les progrès accomplis par l’humanité au cours de sa longue histoire ont été le résultat d’échanges et d’emprunts, bref de coalitions entre les cultures. Les grandes civilisations qui ont marqué le passé humain – l’Egypte, la Mésopotamie, la Grèce, Rome, l’Islam médiéval, l’Inde, la Chine, l’empire du Mali, les Aztèques, les Incas – n’ont été grandes que dans la mesure où elles ont su se faire le creuset d’apports très divers, réaliser la synthèse d’éléments très disparates. Dans ces conditions, conclut magnifiquement Lévi-Strauss, « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul. » (ibid. p.73).

L’enjeu est ici considérable, car nous nous trouvons en présence d’une sorte de transposition du principe de Carnot dans le champ de la société et de l’histoire. Dans les termes mêmes de celui qui l’a découvert, le principe de Carnot énonce que « partout où il existe une différence de température, il peut y avoir production de puissance motrice. » (Brunhes 1991 : 234) [4]. Inversement, pas de production de puissance motrice sans différence de température : pour que le travail au sens physique du terme soit possible, il faut que soient mises en relation une source chaude et une source froide. Du coup, un système où la température serait parfaitement uniforme serait un système condamné à l’inaction, à l’immobilité et à l’inertie, en d’autres termes à l’état de « mort thermique ». De même, ce sont les écarts entre cultures qui sont générateurs de découvertes, d’inventions et de création, et une uniformisation totale des sociétés et des cultures signifierait la fin de l’histoire : comme le dit encore Lévi-Strauss, « une humanité confondue dans un genre de vie unique est inconcevable, parce que ce serait une humanité ossifiée. » (ibid. p. 83).

Or la diversité des sociétés et des cultures suppose de toute évidence leur autonomie : il n’y a de variété que si chacun est libre de prendre ses distances à l’égard du modèle reçu, et d’inventer lui-même sa voie. Qui défend la diversité défend donc ipso facto l’autonomie, puisque celle-ci est la condition nécessaire de celle-là. Dans cette mesure, la diversité est en elle-même porteuse de démocratie, puisqu’elle interdit au moins l’existence d’un pouvoir unique s’exerçant uniformément sur toutes les communautés. Reste la question de la démocratie intérieure aux communautés, sur laquelle je vais revenir dans un instant.

Auparavant, il faut rappeler, une fois encore avec Lévi-Strauss, que pour qu’un échange ait lieu, un échange fructueux, il faut deux partenaires, et deux partenaires différents ; s’ils étaient en tous points identiques, l’échange serait inutile, puisque chacun « aurait » déjà tout ce qu’a l’autre. Mais il s’en suit que chaque communauté doit disposer de l’espace nécessaire pour exercer sa liberté, pour s’épanouir et pour développer sa spécificité. En d’autres termes, une société ouverte de part en part aux échanges et aux emprunts risquerait bientôt de se diluer ou de se dissoudre dans l’ensemble plus vaste qui l’entoure. Chaque société, chaque culture doit être en mesure de préserver un certain « quant à soi », sous peine de voir son identité et sa singularité disparaître. Tel est par exemple le sens que l’on peut donner à la revendication de « l’exception culturelle. ».

Ici encore, une juste mesure est à inventer : la sauvegarde de la singularité ne doit pas se traduire en repli sur soi et en fermeture à l’autre. Par ailleurs, une société ou une culture ne sauraient maintenir leur identité en pratiquant vis-à-vis de leurs membres une politique d’enfermement et de contrainte : la diversité ne peut être vivace que si elle est, non seulement acceptée, mais voulue ; elle suppose donc la démocratie au sein de la communauté. Sous cette double réserve, nous devons défendre la diversité humaine au même titre que la diversité animale et végétale, et largement pour les mêmes raisons.

Dernière catégorie d’alliés : les migrants, et en particulier les travailleurs migrants. Ici j’irai plus vite, parce que leur cas n’appelle guère de controverse. Il faut souligner tout d’abord l’ampleur planétaire du phénomène de la migration, et notamment de la migration illégale : il y a désormais des sans-papiers, non seulement en Europe et aux Etats-Unis, mais aussi au Maghreb, dans les Etats du golfe, en Asie du Sud-Est, et aussi en Chine, en raison de l’existence dans ce pays de permis de résidence distribués de façon restrictive.

Or qu’est ce qu’un migrant illégal ? C’est un homme ou une femme qui franchit illégalement la frontière d’un Etat. A présent, dans une économie mondialisée, quel rôle jouent les frontières nationales ? Pour l’essentiel, leur fonction est de segmenter le marché mondial du travail, de façon à produire d’un territoire à l’autre des différences de condition et de statut : dès qu’un travailleur quitte son pays d’origine, ses droits diminuent, et ils diminuent d’autant plus que la migration est irrégulière. Dans ce dernier cas, l’effet des frontières nationales est de mettre à la disposition des employeurs une main d’oeuvre administrativement et socialement vulnérable, et par conséquent disponible pour toutes les exploitations et pour tous les esclavages.

Mais un migrant illégal n’est pas seulement une victime ; il est aussi un acteur. J’ai essayé ailleurs [5] de montrer que la mondialisation libérale est avant tout la domination du capital financier sur le capital industriel et sur le travail, et que le capital financier doit sa suprématie à son extrême mobilité et son extrême caractère nomade : il bénéficie grâce à eux de tous les avantages qui ont de tout temps assuré la victoire des nomades dans leurs affrontements avec les sédentaires. Dès lors la migration peut apparaitre comme la riposte spécifique du travail à l’hégémonie du capital financier : puisque c’est de la nomadisation que celui-ci tient sa puissance, il s’agit de la contrebalancer par une nomadisation symétrique du travail, de façon à rétablir un équilibre au moins relatif. Je rejoins donc ici Michael Hardt et Antonio Negri pour considérer que la migration, bien loin d’être une fuite, est une activité de résistance. (Empire, op. cit., p. 477-8)

Il faut ajouter qu’en rendant les frontières nationales de plus en plus inopérantes, les migrants travaillent à l’unification du marché mondial du travail, prélude et condition de l’unification mondiale des travailleurs.

Enfin, comme je l’ai rappelé dans le même texte, la décision d’émigrer est toujours une décision individuelle : en la prenant et en la mettant en oeuvre, le migrant exerce ce qu’il considère à juste titre comme un droit fondamental et comme la première des libertés : la liberté d’aller et venir. La migration est donc en tant que telle une manifestation d’autonomie : le migrant se refuse à subir passivement la situation qui lui est faite et prend en mains son propre destin : ne serait-ce que pour cette seule raison, il a droit à notre solidarité et à notre soutien.

En termes d’objectifs, notre alliance avec les migrants doit se traduire dans deux revendications : le retour progressif à la liberté de circulation et de l’établissement ; et à l’intérieur de chaque Etat, une stricte égalité des droits entre travailleurs nationaux et travailleurs migrants, impliquant tout naturellement la régularisation des sans-papiers. Ces exigences contredisent-elles la défense de la diversité et des identités culturelles ? En aucun cas, dès lors que la diversité et les identités sont fondées sur l’adhésion volontaire ; dès lors, en effet, leur protection n’implique plus l’existence d’une assise territoriale sur laquelle elles exerceraient une emprise sans partage. Bien au contraire, la liberté de circulation et d’établissement accroît la diversité au sein de chaque Etat-nation, et elle n’exclut nullement qu’à l’intérieur de ceux-ci, des espaces de liberté soient aménagés permettant à chaque communauté de conduire elle-même son propre épanouissement.

Un dernier mot : la stratégie d’alliance qui vient d’être évoquée nous obligera sans doute à remettre en cause notre notion de l’universalisme, notamment dans le domaine des « droits de l’homme ». Je renvoie ici au livre de François Jullien : « De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures » (Fayard, 2008). Tels qu’ils sont aujourd’hui encore énoncés, les droits de l’homme restent trop marqués par la tradition intellectuelle au sein de laquelle ils sont apparus : la tradition occidentale des Lumières. Je n’en veux pour preuve que la place exorbitante qu’ils accordent à un individu abstrait, détaché de tous les liens et de toutes les appartenances qui font un être humain concret. Pour accéder à un authentique universalisme, nous devrons nous libérer de cet héritage. Mais en réalité, le problème serait identique avec toute autre formulation positive : elle aussi plongerait ses racines dans une évolution historique particulière. En conséquence, comme le constate François Jullien, l’universalité des droits de l’homme et leur efficacité sont surtout négatives ; ils ne nous prescrivent aucune organisation sociale déterminée, mais ils nous permettent de dénoncer toutes les oppressions et toutes les atteintes portées à la liberté et à la dignité des personnes. Sur des « droits de l’homme » ainsi conçus, les sociétés du monde entier pourraient s’entendre sans renoncer à aucune part de leur singularité, et ils pourraient donc servir de base et de ciment à l’alliance du plus grand nombre.


Notes

[1] Karl Polanyi : The Great Transformation, Beacon Press, Boston, 1967. (1ère édition : 1944)

[2] Michael Hardt & Antonio Negri : Empire, Exils, Paris, 2000

[3] Claude Lévi-Strauss : Race et histoire, Gauthier, Paris, 1961

[4] Cité par Bernard Brunhes : La dégradation de l’énergie, Flammarion (Champs) 1991. (1ère édition : 1909)

[5] Emmanuel Terray : L’Etat-nation vu par les sans papiers, Actuel-Marx n°44 (2008) p. 41-52

 

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